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Saveurs littéraires

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20 mai 2012

Victor Hugo, Les châtiments

chatiments

L'expiation

[…]

Waterloo ! Waterloo ! Waterloo ! Morne plaine!
Comme une onde qui bout dans une urne trop pleine,
Dans ton cirque de bois, de coteaux, de vallons,
La pâle mort mêlait les sombres bataillons.
D'un côté c'est l'Europe et de l'autre la France.
Choc sanglant ! Des héros Dieu trompait l'espérance ;
Tu désertais, victoire, et le sort était las.
O Waterloo ! je pleure et je m'arrête, hélas !
Car ces derniers soldats de la dernière guerre
Furent grands ; ils avaient vaincu toute la terre,
Chassé vingt rois, passé les Alpes et le Rhin,
Et leur âme chantait dans les clairons d'airain !

Le soir tombait ; la lutte était ardente et noire.
Il avait l'offensive et presque la victoire ;
Il tenait Wellington acculé sur un bois.
Sa lunette à la main, il observait parfois
Le centre du combat, point obscur où tressaille
La mêlée, effroyable et vivante broussaille,
Et parfois l'horizon, sombre comme la mer.
Soudain, joyeux, il dit : Grouchy ! - C'était Blücher.
L'espoir changea de camp, le combat changea d'âme,
La mêlée en hurlant grandit comme une flamme.
La batterie anglaise écrasa nos carrés.
La plaine, où frissonnaient les drapeaux déchirés,
Ne fut plus, dans les cris des mourants qu'on égorge,
Qu'un gouffre flamboyant, rouge comme une forge ;
Gouffre où les régiments comme des pans de murs
Tombaient, où se couchaient comme des épis mûrs
Les hauts tambours majors aux panaches énormes,
Où l'on entrevoyait des blessures difformes !
Carnage affreux! Moment fatal ! L'homme inquiet
Sentit que la bataille entre ses mains pliait.
Derrière un mamelon la garde était massée.
La garde, espoir suprême et suprême pensée !
« Allons ! Faites donner la garde ! » cria-t-il.
Et, lanciers, grenadiers aux guêtres de coutil,
Dragons que Rome eût pris pour des légionnaires,
Cuirassiers, canonniers qui traînaient des tonnerres,
Portant le noir colback ou le casque poli,
Tous, ceux de Friedland et ceux de Rivoli,
Comprenant qu'ils allaient mourir dans cette fête,
Saluèrent leur dieu, debout dans la tempête.
Leur bouche, d'un seul cri, dit : vive l'empereur !
Puis, à pas lents, musique en tête, sans fureur,
Tranquille, souriant à la mitraille anglaise,
La garde impériale entra dans la fournaise.[…]

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15 mai 2012

Le parfum, Patrick Süskind

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A l’époque dont nous parlons, il régnait dans les villes une puanteur à peine imaginable pour les modernes que nous sommes. Les rues puaient le fumier, les arrière-cours puaient l’urine, les cages d’escalier puaient le bois moisi et la crotte de rat, les cuisines le chou pourri et la graisse de mouton ; les pièces d’habitation mal aérées puaient la poussière renfermée, les chambres à coucher puaient les draps graisseux, les courtepointes moites et le remugle âcre des pots de chambre. Les cheminées crachaient une puanteur de soufre, les tanneries la puanteur de leurs bains corrosifs, et les abattoirs la puanteur du sang caillé. Les gens puaient la sueur et les vêtements non lavés ; leurs bouches puaient les dents gâtées, leurs estomacs puaient le jus d’oignons, et leurs corps, dès qu’ils n’étaient plus tout jeunes, puaient le vieux fromage et le lait aigre et les tumeurs éruptives. Les rivières puaient, les places puaient, les églises puaient, cela puait sous les ponts et dans les palais. Le paysan puait comme le prêtre, le compagnon tout comme l’épouse de son maître artisan, la noblesse puait du haut jusqu’en bas, et le roi lui-même puait, il puait comme un fauve, et la reine comme une vieille chèvre, été comme hiver. Car en ce XVIIIe siècle, l’activité délétère des bactéries ne rencontrait encore aucune limite, aussi n’y avait-il aucune activité humaine, qu’elle fût constructive ou destructive, aucune manifestation de la vie en germe ou bien à son déclin, qui ne fût accompagnée de puanteur.

8 mai 2012

Si le grain ne meurt, André Gide

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Avant de quitter Uzès avec elle, je veux parler de la porte de la resserre, au fond de la salle à manger. Il y avait, dans cette porte très épaisse, ce qu’on appelle un nœud de bois, ou plus exactement, je crois, l’amorce d’une petite branche qui s’était trouvée prise dans l’aubier. Le bout de branche était parti et cela faisait, dans l’épaisseur de la porte, un trou rond de la largeur du petit doigt, qui s’enfonçait obliquement de haut en bas. Au fond du trou, on distinguait quelque chose de rond, de gris, de lisse, qui m’intriguait fort :

« Vous voulez savoir ce que c’est ? me dit Rose, tandis qu’elle mettait le couvert, car j’étais tout occupé à entrer mon petit doigt dans le trou, pour prendre contact avec l’objet. – C’est une bille que votre papa a glissée là quand il avait votre âge, et que, depuis, on n’a jamais pu retirer. »

Cette explication satisfit ma curiosité, mais tout en m’excitant davantage. Sans cesse je revenais à la bille ; en enfonçant mon petit doigt, je l’atteignais tout juste, mais tout effort pour l’attirer au-dehors la faisait rouler sur elle-même, et mon ongle glissait sur sa surface lisse avec un petit grincement exaspérant…

L’année suivante, aussitôt de retour à Uzès, j’y revins. Malgré les moqueries de maman et de Marie, j’avais tout exprès laissé croître démesurément l’ongle de mon petit doigt, que d’emblée je pus insinuer sous la bille ; une brusque secousse, et la bille jaillit dans ma main.

Mon premier mouvement fut de courir à la cuisine et de chanter victoire ; mais, escomptant aussitôt le plaisir que je tirerais des félicitations de Rose, je l’imaginai si mince que cela m’arrêta. Je restai quelques instants devant la porte, contemplant dans le creux de ma main cette bille grise, désormais pareille à toutes les billes, et qui n’avait plus aucun intérêt dès l’instant qu’elle n’était plus dans son gîte. Je me sentis tout bête, tout penaud, pour avoir voulu faire le malin… En rougissant, je fis retomber la bille dans le trou (elle y est probablement encore) et allai me couper les ongles, sans parler de mon exploit à personne.


André Gide lit un extrait de Si le grain ne meurt

 

 

 

 

 

5 mai 2012

Noces, Albert Camus

nocesAu printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l'odeur des absinthes, la mer cuirassée d'argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres. À certaines heures, la campagne est noire de soleil. Les yeux tentent vainement de saisir autre chose que des gouttes de lumière et de couleurs qui tremblent au bord des cils. L'odeur volumineuse des plantes aromatiques racle la gorge et suffoque dans la chaleur énorme. À peine, au fond du paysage, puis-je voir la masse noire du Chenoua qui prend racine dans les collines autour du village, et s'ébranle d'un rythme sûr et pesant pour aller s'accroupir dans la mer.

Nous arrivons par le village qui s'ouvre déjà sur la baie. Nous entrons dans un monde jaune et bleu où nous accueille le soupir odorant et âcre de la terre d'été en Algérie. Partout, des bougainvillées rosat dépassent les murs des villas ; dans les jardins, des hibiscus au rouge encore pâle, une profusion de roses thé épaisses comme de la crème et de délicates bordures de longs iris bleus. Toutes les pierres sont chaudes. À l'heure où nous descendons de l'autobus couleur de bouton d'or,  les bouchers dans leurs voitures rouges font leur tournée matinale et les sonneries de leurs trompettes appellent les habitants.

À gauche du port, un escalier de pierres sèches mène aux ruines, parmi les lentisques et les genêts. Le chemin passe devant un petit phare pour plonger ensuite en pleine campagne. Déjà, au pied de ce phare, de grosses plantes grasses aux fleurs violettes, jaunes et rouges, descendent vers les premiers rochers que la mer suce avec un bruit de baisers. Debout dans le vent léger, sous le soleil qui nous chauffe un seul côté du visage, nous regardons la lumière descendre du ciel, la mer sans une ride, et le sourire de ses dents éclatantes. Avant d'entrer dans le royaume des ruines, pour la dernière fois nous sommes spectateurs.

Au bout de quelques pas, les absinthes nous prennent à la gorge. Leur laine grise couvre les ruines à perte de vue. Leur essence fermente sous la chaleur, et de la terre au soleil monte sur toute l'étendue du monde un alcool généreux qui  fait vaciller le ciel. Nous marchons à la rencontre de l'amour et du désir. Nous ne cherchons pas de leçons, ni l'amère philosophie qu'on demande à la grandeur.

Hors du soleil, des baisers et des parfums sauvages, tout nous paraît futile. Pour moi, je ne cherche pas à y être seul. J'y suis souvent allé avec ceux que j'aimais et je lisais sur leurs traits le clair sourire qu'y prenait le visage de l'amour. Ici, je laisse à d'autres l'ordre et la mesure.

5 mai 2012

Les caves du Vatican, André Gide

caves

Les punaises ont des mœurs particulières; elles attendent que la bougie soit soufflée, et, sitôt dans le noir, s'élancent. Elles ne se dirigent pas au hasard; vont droit au cou, qu'elles prédilectionnent ; s'adressent parfois aux poignets; quelques rares préfèrent les chevilles. On ne sait trop pourquoi elles infusent sous la peau du dormeur une subtile huile urticante dont la virulence à la moindre friction s'exaspère...

La démangeaison qui réveilla Fleurissoire était si vive qu'il ralluma sa bougie et courut au miroir contempler, sous le maxillaire inférieur, une rougeur confuse semée d'indistincts petits points blancs; mais la camoufle éclairait mal; la glace était de tain sali, son regard brouillé de sommeil... Il se recoucha, frottant toujours; éteignit de nouveau; ralluma cinq minutes après, la cuisson devenant intolérable; bondit à sa toilette, mouilla dans le broc son mouchoir et l'appliqua sur la zone enflammée; celle-ci, toujours plus étendue, atteignait à présent la clavicule. Amédée crut qu'il tombait malade et pria; puis éteignit encore. Le répit apporté par la fraîcheur de la compresse fut de courte durée pour laisser le patient se rendormir; à présent se joignait à l'atrocité de l'urticaire la gêne d'un col de chemise trempé; qu'il trempait aussi de ses larmes. Et tout à coup il sursauta d'horreur: des punaises! Ce sont des punaises!... Il s'étonna de n'y avoir pas pensé plus tôt; mais il ne connaissait l'insecte que de nom, et comment aurait-il assimilé l'effet d'une morsure précise à cette brûlure indéfinie? Il jaillit hors du lit; pour la troisième fois ralluma la bougie.

Théorique et nerveux, il se faisait, comme beaucoup de gens, des idées fausses sur les punaises, et, glacé de dégoût, commença par les chercher sur lui; n'en vit mie; pensa s'être trompé; déjà se recroyait malade. Rien sur les draps non plus; mais, avant de se recoucher, l'idée lui vint pourtant de soulever son traversin. Il aperçut alors trois minuscules pastilles noirâtres, qui prestement se muchèrent dans un repli de drap. C'étaient elles!

Posant sa bougie sur le lit, il les traqua, ouvrit le pli, en surprit cinq que, par dégoût, n'osant escarbouiller contre son ongle, il précipita dans son pot de chambre et compissa. Quelques instants il les regarda se débattre, content, féroce, et du coup se sentit un peu soulagé. Se recoucha; souffla.

Les démangeaisons presque aussitôt redoublèrent; de nouvelles, sur la nuque, à présent. Exaspéré il ralluma, se releva, enleva cette fois sa chemise pour en examiner le col à loisir. Enfin il distingua, au ras de la couture, courir, d'imperceptibles points rouge clair, qu'il écrasa contre la toile, où ils firent une marque de sang; les sales bêtes, si petites, il avait peine à croire que ce fussent déjà des punaises; mais, peu après, soulevant de nouveau son traversin, il en dénicha une énorme: leur mère assurément; alors encouragé, excité, amusé presque, il enleva le traversin, défit ses draps, et commença de fouiller avec méthode. A présent il se figurait partout en voir; mais somme toute n'en prit que quatre; se recoucha et put goûter une heure de calme.

Puis les brûlures recommencèrent. Il partit à la chasse une fois encore; puis enfin, excédé, se laissa faire et remarqua que la cuisson, s'il n'y touchait pas, se calmait somme toute assez vite. A l'aube les dernières, repues, le laissèrent. Il dormait d'un sommeil profond quand le garçon vint le réveiller pour son train.

 

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4 mai 2012

Le rouge et le noir, Stendhal

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Les grandes chaleurs arrivèrent. On prit l’habitude de passer les soirées sous un immense tilleul à quelques pas de la maison. L’obscurité y était profonde. Un soir, Julien parlait avec action, il jouissait avec délices du plaisir de bien parler et à des femmes jeunes ; en gesticulant, il toucha la main de Mme de Rênal qui était appuyée sur le dos d’une de ces chaises de bois peint que l’on place dans les jardins.

Cette main se retira bien vite ; mais Julien pensa qu’il était de son devoir d’obtenir que l’on ne retirât pas cette main quand il la touchait. L’idée d’un devoir à accomplir, et d’un ridicule ou plutôt d’un sentiment d’infériorité à encourir si l’on n’y parvenait pas, éloigna sur-le-champ tout plaisir de son cœur.

Ses regards, le lendemain, quand il revit Mme de Rênal, étaient singuliers ; il l’observait comme un ennemi avec lequel il va falloir se battre. Ces regards, si différents de ceux de la veille, firent perdre la tête à Mme de Rênal : elle avait été bonne pour lui, et il paraissait fâché. Elle ne pouvait détacher ses regards des siens. […]

Le soleil en baissant, et rapprochant le moment décisif, fit battre le cœur de Julien d’une façon singulière. La nuit vint. Il observa, avec une joie qui lui ôta un poids immense de dessus la poitrine, qu’elle serait fort obscure. […]

Neuf heures trois quarts venaient de sonner à l’horloge du château, sans qu’il eût encore rien osé. Julien, indigné de sa lâcheté, se dit : Au moment précis où dix heures sonneront, j’exécuterai ce que, pendant toute la journée, je me suis promis de faire ce soir, ou je monterai chez moi me brûler la cervelle.

Après un dernier moment d’attente et d’anxiété, pendant lequel l’excès de l’émotion mettait Julien comme hors de lui, dix heures sonnèrent à l’horloge qui était au-dessus de sa tête. Chaque coup de cette cloche fatale retentissait dans sa poitrine, et y causait comme un mouvement physique.

Enfin, comme le dernier coup de dix heures retentissait encore, il étendit la main et prit celle de Mme Rênal, qui la retira aussitôt. Julien, sans trop savoir ce qu’il faisait, la saisit de nouveau. Quoique bien ému lui-même, il fut frappé de la froideur glaciale de la main qu’il prenait ; il la serrait avec une force convulsive ; on fit un dernier effort pour la lui ôter, mais enfin cette main lui resta.

 

Son âme fut inondée de bonheur, non qu’il aimât Mme de Rênal, mais un affreux supplice venait de cesser. […] il se crut obligé de parler ; sa voix alors était éclatante et forte.

 

 

4 mai 2012

Confidence africaine, Roger Martin du Gard

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Certes, Amalia n’était pas belle : je dirai même que ses paupières plissées de tortue, son masque envahi de graisse, son teint huileux, son torse piriforme, avachi par les grossesses et les allaitements, conspiraient à faire d’elle un souverain remède contre la concupiscence. Je m’expliquai mieux sa complexion après l’avoir vue se gaver d’une sorte de compote visqueuse, dont elle raffolait, faite de figues imbibées de crème fraîche et de miel. En sus des platées de macaroni qu’elle bâfrait aux repas, elle mâchait du matin au soir des loukoums gluants, et ne parlait guère que la bouche pleine. Son tiroir-caisse était garni de dattes fourrées à la pistache ou de pâtes de fruits ; et sa monnaie était toujours poisseuse. Je dois ajouter, pour être juste, que sa gourmandise avait un caractère impérieux, passionnel, qui l’empêchait presque d’être répugnante : cette voracité semblait être la revanche, le refuge, de toutes les ardeurs d’une femme ; et cela n’était pas très loin du pathétique.

Autour d’elle grouillait une demi-douzaine de petits Luzzati des deux sexes, échelonnés de deux à quinze ans, tous gras et courtauds, joufflus et fessus, flasques comme des grenouilles, affligés de voix rauques, de tignasses laineuses, et tous d’une irrémédiable vulgarité.

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